LA COULEUR DE L’OUBLI
Merle Collins
Extrait du chapitre 1: Sang au nord
« Sang au nord, sang bientôt au sud, et le bleu qui pleure rouge entre les deux. » Se tenant au milieu du cimetière, face au nord, la femme vêtue de rouge, après avoir dispensé son message, gémit, se tourna vers l’ouest, geignit, se tourna vers le sud et hurla : « Le bleu qui pleure rouge entre les deux ! » Se tourna vers l’est et cria : « Ô Dieu, aie pitié. »
L’enfant debout au sommet de la colline l’ignorait. Il ramassa un caillou, le frotta soigneusement sur le pantalon kaki de son uniforme d’écolier, le jeta loin au-dessus des buissons, vers le bas, vers la mer.
Caribe sortit du cimetière, passa à droite l’école primaire, descendit vers la pelouse, repartit à gauche sous le cimetière jusqu’au mur surplombant la pente raide et la mer en contrebas. « Sang au nord », elle criait, « et le bleu qui pleure rouge entre les deux. » La chèvre qui broutait dans le pâturage leva la tête et bêla. Continua à brouter. Bêla encore. Retourna mâchouiller son herbe.
Caribe regagna le cimetière en parlant à voix haute. « Regarde-les. Ils courent, ils sautent. Ils sautent, ils crient. Tu entends les voix qui montent de la brousse ? Oubliés et consolés. Oubliés et noyés. Et le bleu qui pleure rouge entre les deux. »
Elle se tenait là, robe et madras rouge, à regarder le bleu du ciel et le bleu de la mer.
L’observateur averti — et la plupart de ceux qui visitaient le morne des Sauteurs en savait plus ou moins quelque chose — devinait qu’elle parlait des Caribes. Le peuple amérindien avait échappé, il y a longtemps, à ses poursuivants français en sautant dans la mer depuis la falaise. Depuis, selon la légende, la mer dans cette partie de l’île était particulièrement hargneuse parfois, agitée par le souvenir. D’autres fois, les jours plus calmes, un cri retentissait quand un nageur, pas forcément très audacieux, s’aventurait à peine au-delà des hauts-fonds et disparaissait. Bien souvent, il fallait des jours avant que le corps ne soit retrouvé.
Les gens randonnaient souvent jusqu’à ce point de la colline lorsqu’ils visitaient l’île de Paz. Une splendeur envahissante les y accueillait, un vert si luisant qu’il était impossible de voir exactement où commençait la chute et ce qui se passait précisément en dessous. En général, à la question de savoir d’où les Caribes avaient sauté, les gens répondaient : par ici, là, en montrant la splendeur verte dans toute son étendue.
Dans ces circonstances, que Caribe crie « oubliés et noyés » était parfaitement compréhensible. Un peuple qui avait laissé à l’île un si fier souvenir n’avait comme seul monument à sa bravoure que la voix de celle qu’on appelait Caribe, qui pouvait par le sang en être une descendante, ou pas. La rumeur disait qu’elle, et sa mère avant elle, et sa mère avant elle, avaient reçu le nom de Caribe pour leur pèlerinage régulier sur cette colline, baptisée « morne des Sauteurs » en mémoire des courageux Amérindiens. Les Caribes n’étaient donc pas tout à fait oubliés, et leur sanctuaire était toute cette colline verdoyante de broussailles.
Le commentaire de Caribe « oubliés et consolés » était moins compréhensible. Mais peut-être imaginait-elle que son cri solitaire était une manière de consoler ses amis esprits. Ou alors elle implorait qu’on les console, en désespoir de cause. Ce qui arrivait fort peu. La voix de Caribe, les gens avaient grandi avec, autant qu’avec ses efforts incessants pour leur redémarrer la mémoire. Elle faisait partie du décor de leurs tracas quotidiens, comme la brousse qui enserrait le morne des Sauteurs, comme les bus qui dévalaient la rue principale de la petite ville de Mon Repos, comme les rires des pêcheurs de la baie, comme les cris des femmes rudes avec leurs enfants qui ne voulaient pas écouter, comme la voix des petits en classe, pas loin du morne, à qui on faisait répéter les paroles de la chanson « Vive Paz, notre terre, notre joie ». (...)
Traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Naudy et Grégory Pierrot