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UN COUPLE PANAFRICAIN

Miriam Makeba et Stokely Carmichael en Guinée

Elara Bertho

Introduction

Un couple à Conakry

En 1968, après des années de lutte contre le racisme institutionnel aux États-Unis, un couple iconique s’installe à Conakry, en Guinée : Miriam Makeba, la chanteuse africaine la plus célèbre au monde, et Stokely Carmichael, le leader du mouvement du Black Power. Tous deux s’engagent pleinement au service du président Sékou Touré, l’une par la chanson, l’autre par la production d’essais théoriques et de traductions. Depuis Conakry, ils servent activement le panafricanisme, pour et depuis l’Afrique, chacun à leur manière. S’ils finissent par divorcer en 1978, ils continuent néanmoins de fonctionner comme un couple militant, engagé dans la création d’une Afrique nouvelle. Ce livre prend pour point de départ leurs trajectoires africaines, bien moins connues que leurs parcours américains. Comment s’adaptent-ils au régime de Sékou Touré, y compris quand celui-ci s’engage dans un tournant autoritaire que le couple n’a jamais voulu voir ? Comment se construit au quotidien le militantisme panafricain depuis l’Afrique ?

À partir d’archives institutionnelles mais aussi privées de Conakry, de sources orales, de discours, de chansons, ce livre entend raconter un temps politique houleux : plaçant la capitale guinéenne au coeur du récit, il montre comment des hôtes de marque se sont trouvés en marge des répressions politiques. Il raconte les frottements qui existent entre les jeux d’échelles : la célébrité de ces deux étrangers les positionne comme au-dessus de l’arène en Guinée. Plus largement, ce livre entend raconter la vigueur politique du projet socialiste panafricain dans les années 1970, avant la grande crise des plans d’ajustement structurel des années 1980. Projet d’émancipation culturel et social, pensé et élaboré dans ces glorieuses années 1970, il résonne aujourd’hui encore. Ce combat anticapitaliste et anti-impérialiste donne des clés pour comprendre notre présent. Ambivalences des temps troubles, géniales utopies critiques, trajectoires ouvertement engagées : il s’agit d’arpenter une Conakry en effervescence et de la replacer au sein d’une cartographie globale des luttes.

Le passage de Carmichael et Makeba par la Guinée n’a rien de temporaire : ils y ont résidé pleinement, et Stokely Carmichael y a passé la moitié de sa vie et y est décédé. Cette partie de leur histoire est largement oubliée ; on a tendance à ne retenir de Carmichael que ses grands discours sur les droits civiques dans les campus états-uniens et les grandes mobilisations des années 1960. Celui qui fut « premier ministre honoraire » des Black Panthers passa pourtant quarante ans de sa vie en Guinée, notamment à faire connaître les discours de Sékou Touré en anglais, ce qui explique aujourd’hui que le leader guinéen a conservé une certaine aura auprès des activistes africains-américains. Stokely Carmichael a joué en réalité un véritable rôle de passeur, de l’Afrique vers les États-Unis. En 1978, il change d’ailleurs son nom en Kwame Ture, en hommage aux deux grands dirigeants dont il sert la cause, Kwame Nkrumah, premier président du Ghana et figure de la révolution africaine, et Sékou Touré. Il faut donc ré-africaniser ces trajectoires militantes globales, en montrant comment Conakry a joué un rôle de carrefour intellectuel et culturel. Cette histoire est non seulement oubliée des histoires globales – Conakry n’est qu’un centre mineur dans l’historiographie – mais peut-être plus tristement en Guinée même, où cette histoire a disparu de beaucoup de mémoires, malgré le patient travail de conservation de nombreuses archives privées (des familles Niana, Ray Autra, Carmichael…). Ce livre entend donc replacer Conakry comme un centre majeur des décolonisations et des luttes panafricaines.

Théoriser la colonialité et le racisme

Miriam Makeba et Stokely Carmichael font tous les deux l’expérience de régimes profondément violents et racistes. Miriam Makeba, depuis son exil de l’Afrique du Sud de l’apartheid, construit une carrière artistique résolument engagée en faveur de l’égalité raciale et sociale. Elle poursuit ce combat dans les États-Unis des années 1960, où la lutte pour les droits civiques est criminalisée et combattue par un FBI ouvertement raciste. Ses textes et ses chansons sont le reflet de cette traversée des frontières et de ces différentes expériences de la ségrégation des corps racisés. La Guinée est pour elle un refuge, dès lors que s’y met en oeuvre une politique anticoloniale et antiraciste qu’elle appelle de ses voeux pour son pays natal.

Carmichael a lui aussi une trajectoire transimpériale : il naît à Trinidad, sous domination britannique, grandit dans Harlem, à New York, et passe la moitié de sa vie en Guinée, ancienne colonie française. Il élabore une théorie extrêmement novatrice de la colonialité à partir de cette expérience des corps violentés. Relire les textes américains du Carmichael des années 1960, c’est pouvoir les brancher aux théories de la colonialité des penseuses et penseurs sud-américains qui émergeront vingt ans plus tard, à l’instar de celles d’Aníbal Quijano. Sans vouloir m’engager dans des débats de datation des concepts qui seraient un peu stériles, je souhaiterais surtout montrer combien ces textes peuvent nous parler aujourd’hui, ayant été remarquablement peu traduits en français et peu diffusés. S’il ne revendique pas frontalement la notion de colonialité, Carmichael théorise l’idée que les Africains-Américains vivent comme des colonisés à l’intérieur des États-Unis, un pays qui est lui-même un territoire de colonisation, et que leur expérience quotidienne du racisme les place en lien étroit avec les colonisés en Afrique. Colonies internes, colonies externes, expérience commune du racisme structurel, rapport d’appartenance aux terres sont au coeur de la pensée de Carmichael, qu’il va ensuite articuler au discours de l’authenticité de Sékou Touré et à la pragmatique révolutionnaire de Kwame Nkrumah. Cette rencontre transatlantique des pensées radicales noires est l’objet de ce livre.

Provincialiser l’Europe : Conakry, au coeur des circulations panafricaines
 

Conakry, un centre du monde panafricain ? Sans doute. « Provincialiser l’Europe », pour reprendre l’adage subalterniste, c’est porter attention aux expériences révolutionnaires et aux circulations transnationales, particulièrement intenses dans les années 1970, dans ce que l’on appelle trop largement les « Suds ». Au-delà d’un face-à-face éculé avec les anciennes puissances coloniales, la focalisation sur Conakry permet de rendre compte de la puissance des centres intellectuels et culturels anticoloniaux puis décoloniaux. Si Alger a été la « Mecque de la révolution » comme l’a montré Jeffrey Byrne, si le « Maghreb noir » a été un coeur battant du panafricanisme comme l’a écrit Paraska Tolan-Szkilnik, c’est aussi vrai au sud du Sahara.

Rétablir un polycentrisme dans les sciences sociales, c’est s’intéresser à des foyers intellectuels et culturels méconnus qui permettent de repenser les cartographies globales des imaginaires. C’est, par exemple, ne pas se contenter des pôles impériaux que sont Paris, Londres ou New York pour voir également l’importance considérable qu’a eue Conakry dans les imaginaires révolutionnaires. Partir de Conakry pour raconter les indépendances, les luttes en faveur des droits civiques ou encore les solidarités radicales globales, c’est montrer comment une même ville fait se côtoyer, parfois dans un même salon, des hommes et des femmes, des leaders politiques et des chanteurs, des exilés et des protagonistes cosmopolites.

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