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LA TOUR DE L’ORIENT

Manzu Islam

Nouvelle extraite du recueil Fragments de la vie de l’homme le plus heureux de la ville

Dès que le bruit des pas du facteur s’éloigna, Munir se précipita dans le couloir, Soraya trottinant derrière lui. De ses doigts nerveux, il déchira l’enveloppe brune pour l’ouvrir. Sentant la bonne nouvelle, Soraya leva les yeux vers lui, elle voulait que leurs regards se rencontrent en parfaite harmonie au moment où ils apprendraient qu’ils allaient avoir un appartement à eux. Les œillades malveillantes et bleuâtres qui la dévisageaient sans cesse avaient su la rendre blafarde, mais ses yeux pétillaient à nouveau et deux fossettes ondoyaient sur ses joues.

Tant de temps passé à rêver, tant de rêves devenus rassis, à attendre ce moment promis il y a tant d’années, dans l’ivresse du décollage depuis l’aéroport de Dacca à destination de fortunes de légendes. Munir repensa au trou noir de l’atelier clandestin, au cliquetis des machines, à toutes ces lettres qu’il avait envoyées à la maison, dans lesquelles tout n’était que crème onctueuse et palais princiers, plus raffinés de jour en jour, alors qu’ils habitaient dans les infiltrations, la pourriture rampante et les rats à profusion. C’était l’Angleterre. Comment aurait-il pu dire qu’ils ne vivaient pas dans une inimaginable opulence ? Quand sa vieille maman lui envoyait lettre sur lettre pour le supplier de rentrer, ne serait-ce que le temps d’une brève visite, pour qu’elle puisse contempler avec amour son visage si plein de toute cette bonne vie qu’il avait, il lui répondait des mensonges, une spirale de mensonges, sachant très bien qu’il n’aurait pas pu les lui répéter en la regardant droit dans les yeux. La promesse que contenait l’enveloppe signifiait que désormais, il pourrait partager avec sa vieille maman un moment de bonheur véritable, sans avoir à l’imaginer comme un fantôme sans yeux.

Avant même de songer aux détails pratiques de leur déménagement, Soraya était déjà en train de souffler sur la poussière de son métier à broder. Les bords de sa broderie — une pièce circulaire de calicot — étaient détendus depuis le temps qu’elle l’avait abandonnée en cours de route. Elle tira sur le calicot pour le retendre sur le cadre avec le même frisson d’excitation dans les doigts que lorsqu’elle avait commencé cette broderie. Le même cerf au contour faiblement esquissé au crayon se tenait immobile parmi les fleurs d’une forêt verdoyante. L’arrière-plan était déjà fait, seul le cerf attendait de prendre vie. Elle fit boucler le fil, plongeant, resurgissant, et la couleur jaillit de l’aiguille. Tandis que Soraya perdait la notion du temps qui s’écoulait, fredonnant entre les piqués de son aiguille, Munir allait et venait, silencieux comme un chat, observant le jaune devenir surface et sentant la vie merveilleuse du cerf apparaître entre les doigts dansants. Mais où l’accrocher dans leur nouvel appartement ? Peut-être dans le séjour. Il faut quelque chose de très bien pour le mettre en valeur. En plus, il faut prendre soin de faire bonne impression sur les invités. Mais comment Soraya pouvait-elle faire confiance à Munir ? Cet homme en vérité est si vantard. Passerait-il jamais à côté d’une opportunité de se rengorger et de chanter les louanges de sa femme, avec autant de discrétion qu’un marchand de poisson ? Regardez, c’est Soraya qui l’a fait. Je parie que vous n’avez jamais vu un cerf aussi beau que celui-là. Quelle gêne ! Soraya aurait envie de se cacher dans une mer d’herbes hautes. Non, il faudrait la mettre dans notre chambre. Allongés côte à côte, la tête légèrement relevée par les oreillers, eux seuls contempleraient le cerf jaune et son souffle violet dans la lumière bleu pâle. Munir tiendrait la main qui aurait brodé les fils de l’amour, et le doux murmure de la forêt flotterait dans la chambre à coucher, avec un bruissement de feuilles dans le lointain.

C’était un jour de printemps semblable à nul autre. Le soleil se déversait, éclaboussant la ville d’une légèreté aérienne telle qu’il semblait qu’à tout instant, elle allait s’envoler. Ils prirent la direction de l’est, loin dans l’est, à travers les rues dépeuplées du dimanche, en suivant le cours de la Tamise. Et elle était là — la tour de l’Orient —, couleur de cendre, se prélassant dans le soleil d’argent. Incroyable ! dit Soraya, subjuguée par la hauteur de la tour s’envolant dans le ciel. Elle est si haute ! Au pays, personne ne pourrait s’imaginer notre chance. Qui pourrait croire que nous vivons si haut ?

Oui, dit fièrement Munir. Elle fait dix-sept étages et on va être tout en haut. Il n’en dit pas plus et demeura même mutique, comme s’il n’avait plus en tête que de s’atteler à la tâche. Mais dans ses yeux était revenue une lueur et, au détour d’un regard fortuit qui s’attardait plus que ne le requérait l’instant, cette lueur parlait à Soraya de tendresse.

Depuis l’endroit où ils garèrent la camionnette, un chemin d’une cinquantaine de mètres filait tout droit à travers une pelouse bien tondue vers l’entrée de la tour. Dix fois au moins, pas toujours très synchronisés, ils parcoururent le chemin en portant leurs lourds cartons. Munir allait avec entrain, invariablement en avance sur Soraya. Derrière, elle était à la peine et si elle tentait parfois de passer à la vitesse supérieure, elle ne le rattrapait jamais. Au septième voyage, Soraya s’arrêta brusquement à mi-chemin et admira, ébahie, un lilas solitaire couvert de fleurs mauves. Comment le poète avait-il pu écrire qu’avril était le plus cruel des mois et que cette terre était une terre morte ? Des rangées de jonquilles donnaient à voir leur jaune au bout de minces tiges de vert. Un peu plus loin, elle apercevait des carrés de crocus violets, jaunes, blancs qui pointaient avec exubérance dans l’uniforme étendue verdoyante. Souvenirs et désirs entremêlés — elle découvrait que dans cet étrange pays existaient aussi des fleurs — la rendirent à nouveau songeuse, ajoutant d’autant au bonheur qui bouillonnait en elle. Oh, ces couleurs, aussi belles qu’un chintz galbant le corps ! Elle s’assit sous le lilas sur un monticule souple et herbeux pour que ce moment se prolonge et qu’en naisse un souvenir qui effacerait ses autres souvenirs. Elle appela Munir. Viens, allez viens voir ! Quelle chance nous avons ! Toutes les fleurs qu’il y a dans ce pré ! Munir s’approcha et sentit les fleurs. Tiens, elles ne sentent rien. Quel genre de fleurs c’est, tu crois ? Elles sont jolies mais elles n’ont pas d’odeur. Ce sont des fleurs sans cœur, voilà, c’est tout. Soraya était fâchée que Munir ait si mauvais esprit, mais les seules fleurs que lui voyait étaient ses joues à elle qui dodelinaient et ses yeux de chital, aussi brillants que la première fois qu’il les avait regardés. Lui aussi voulait faire de ce moment sous le lilas un souvenir. Seul un fou aveugle pouvait écrire qu’avril était le plus cruel des mois et que cette terre était une terre morte. Ils entendirent soudain un grand fracas venu de l’entrée dallée de la tour. Une bouteille éclatée, peut-être lâchée depuis un étage élevé, gisait dans une mare de lait. Et de leur rêve ils s’éveillèrent.

Une fois tous les cartons empilés près de l’ascenseur, ils les comptèrent. Content qu’ils soient tous là, Munir appuya sur le bouton. En quelques secondes, dans un grondement métallique, la cabine leur ouvrit ses portes. Une odeur fétide d’urine leur parvint. Munir releva le menton dans une indifférence stoïque et Soraya protégea son nez avec le bord de son sari. Un coup d’œil à la cage d’ascenseur renseigna Munir. Six ou sept voyages seraient nécessaires pour transporter tous les cartons. Il décida de les monter tout seul et que Soraya viendrait avec lui pour le dernier voyage avec ce qu’il resterait de cartons. Toute tremblotante à la vue de l’ascenseur, Soraya fut soulagée de ne pas avoir à l’emprunter pour l’instant. Il ressemblait à une tombe de métal prête à la dévorer dans son piège étouffant, hors du temps. Elle s’assit sur un carton et sortit de son sac la broderie. Les pattes, la queue et l’essentiel du torse du cerf s’ébattaient déjà dans une mer de jaune comme s’ils ne pouvaient plus attendre que la tête prenne vie. Il ne restait pas grand-chose, quelques heures de plus et elle serait prête à être accrochée dans leur chambre. Les doigts dansants brodaient de nouvelles vagues, plongeant, resurgissant, et elle pouvait entendre le lilas l’appeler depuis le pré. Elle avait retrouvé son calme et était prête à prendre l’ascenseur. Alors passèrent deux jeunes garçons sur des vélos. Ils s’arrêtèrent juste à l’extérieur du hall d’entrée, en la fixant avec insistance. Quand Soraya jeta un coup d’œil dans leur direction en souriant, ils repartirent en trombe, comme effrayés. C’est étrange, pensa-t-elle, mais c’est normal que des gamins aient peur des gens qu’ils ne connaissent pas. Qui n’a pas peur des étrangers ? Et Allah m’en est témoin, à notre époque, on ne peut pas être trop prudent, avec toutes ces histoires de voleurs de bébés, de psychopathes et que sais-je encore. Mais dès qu’elle aurait peaufiné son anglais, elle se lierait d’amitié avec ses voisins, et les inviterait à prendre le thé et à dîner. Ils ne manqueraient pas d’apprécier ses samoussas, ses byrianis et ses brioches. Après tout, elle n’était pas une étrangère, puisqu’elle s’installait chez elle.

Quand Soraya vit que Munir avait terminé le septième aller-retour, elle le suivit en silence dans l’ascenseur, le sari appuyé contre ses narines. Puis elle se demanda ce que pourrait bien penser quelqu’un qui la verrait ainsi. Peut-être que la personne sourirait par-devers elle en pensant que c’était typique de ces gens sous-développés, le voile et tout ça, toutes ces coutumes de sauvages. Comprendrait-elle qu’elle se protégeait de la puanteur de l’urine ? Elle décida qu’il valait mieux ne pas faire mauvaise impression dès le premier jour et, en retenant sa respiration, elle écarta de son visage le bord de son sari. Lorsqu’ils passèrent le cinquième étage, Soraya avait déjà renoncé à retenir son souffle plus longtemps et elle suffoquait. Il y avait si peu d’air, et tout s’obscurcissait, et les souvenirs d’un autre temps la rattrapaient.

Elle était alors une petite fille en robe rouge dans les mangueraies, là où la rivière coule jusqu’à rencontrer le ciel. Il commence à faire sombre ; les lucioles sortent déjà des buissons et je n’ai pas encore rassemblé les cygnes. Il faut que je le fasse, ils courent partout et Maman nous regarde depuis la clôture. Je dois rassembler les cygnes, mais il fait si sombre déjà. Le muezzin appelle pour la prière du soir mais comment pourrais-je abandonner cette petite idiote de Nilufar, toujours à la traîne. Croyez-moi ou pas, je pouvais sentir l’odeur du petit garçon maigrichon de l’instituteur ; il se cachait dans les fourrés, il nous épiait avec son sourire de fou. Les cygnes partent dans tous les sens et le muezzin appelle pour la prière du soir. Je jure que le petit garçon maigrichon de l’instituteur est dément avec ses yeux mauvais. Mais même tatie Kulsum dit que ce n’était qu’un accident tragique, quand moi, une petite fille rêveuse et insouciante, je suis tombée dans le puits, tout au fond des ténèbres du puits. Je suffoquais, il y avait si peu d’air, et les chauves-souris battaient des ailes. Je jure que c’était le petit garçon maigrichon de l’instituteur. Il m’a poussée, en gloussant comme un fou. Maman, ô ma Maman, je ne peux plus respirer. Le muezzin n’appelle plus, il n’appelle plus maintenant ; les chauves-souris battent des ailes. Je dois dormir, Maman. Ta maman est là, ma chérie, ta maman est là. Dors, ma fille, dors, mon petit bout de lune, dors. Entends-tu les fées souffler le vent ? Dors, ma fille, dors.

Soraya se tenait toute raide contre la paroi d’aluminium terni de l’ascenseur tandis que les câbles ronronnants hissaient la cabine. Mais bientôt il lui sembla que les panneaux changeaient de place et la sueur perla sur ses lèvres, ajoutant de l’amertume aux traces d’autres souvenirs. Elle aurait pu vomir à l’instant si les mains froides de Munir n’avaient pas tenu sa nuque. L’ascenseur grimpa lentement quelques étages encore. Maintenant que les nerfs de Soraya s’étaient un peu apaisés, elle regarda autour d’elle et vit les graffitis qui recouvraient la cabine de toute la variété de leurs couleurs et de leurs calligraphies. C’était une profusion de cœurs et de déclarations d’amour. Certaines arabesques étaient maladroites, d’autres tracés étaient immaculés : Bob aimait Sharon, Julia rêvait de Jerry, Arthur embrassait Mandy, et Liz espérait s’enfuir avec Kevin. Soraya pensa aux lilas, aux jonquilles, aux crocus, à toutes ces couleurs aussi belles qu’un chintz galbant le corps. Non, avril ne serait jamais le plus cruel des mois et cette terre n’était pas une terre morte. Soraya avait à nouveau envie de fredonner et ses yeux pétillaient. Ils avaient tant de chance, ils étaient au bon endroit, c’était sûr, dans l’abondance des fleurs et des cœurs amoureux.

Au treizième étage, l’ascenseur s’arrêta et les portes s’ouvrirent. Devant eux se tenait une vieille dame. Voûtée comme une arche, elle semblait fragile, avait du mal à lever les yeux. Son visage était serein derrière le froissement du passage du temps ; l’air doux qu’avait son regard rassura immédiatement Soraya. Elle sourit et s’apprêtait à dire bonjour, mais se figea devant la soudaine étincelle d’horreur dans les yeux de la vieille dame, qui en redressa presque la voussure de son dos, fit volte-face et s’éloigna en marmonnant. Soraya n’arrivait pas bien à saisir ce qu’elle disait, hormis le refrain qui sifflait de sa bouche édentée : Bon Dieu, et puis quoi encore ! Soraya la regarda longuement remonter le couloir. Elle ressentait de la pitié pour elle, pensant que cela devait être la sénilité, qu’elle était peut-être un peu ramollie du cerveau, mais elle ne pensait sûrement pas à mal. À quel mal pouvait-elle penser ? Ou peut-être que le Bon Dieu, et puis quoi encore ! accompagnait l’odeur fétide de l’urine et la cabine d’ascenseur étouffante, l’ombre portée des cœurs en mal d’amour, les épines des fleurs et le vent du mois le plus cruel. Elle essaya désespérément de se souvenir des fleurs, mais dans cette cage elle défaillait et les mauves, les jaunes et les blancs dans le pré étaient devenus un tourbillon de gris infini. Oh, Allah, il y a si peu d’air, les chauves-souris battent des ailes, ce petit garçon maigrichon, celui de l’instituteur, il glousse si vilement, le muezzin n’appelle plus, je dois dormir, Maman chante une berceuse, ma fille il faut dormir, entends-tu les fées souffler le vent ? Ma fille, dors, ma fille, mais ce Bon Dieu, et puis quoi encore ! insiste, cruel, oh Allah, il y a tellement peu d’air. Munir tira Soraya hors de l’ascenseur et elle reprit soudain ses esprits. Elle lui prit la clé des mains, courut ouvrir la porte et vomit dans l’entrée de leur nouvel appartement.

Munir imbiba son mouchoir d’eau froide et essuya le visage et la nuque de Soraya ; elle se sentit rapidement mieux. Ils désinfectèrent l’entrée et allumèrent de l’encens pour chasser les résidus d’odeur. Puis ils commencèrent à déballer les cartons et à aménager l’essentiel. Munir mit des ampoules électriques dans chaque pièce et dans le couloir, brancha le réchaud électrique qu’ils utiliseraient jusqu’à ce qu’ils puissent acheter une cuisinière plus adaptée avec quatre plaques de cuisson, un four, un grill et tout ce qu’il fallait. Soraya nettoya la salle de bain. Elle accrocha les serviettes, arrangea les peignes et le khôl sur une étagère de l’armoire ; sur une autre, elle mit les trucs de Munir pour se raser. Puis elle s’occupa de la cuisine, la nettoya de fond en comble, empila les ustensiles dans le meuble du bas, rangea les assiettes et les bols dans le placard, les cuillères et les couteaux dans les tiroirs et les pots d’épices sur la petite étagère. Quand ces tâches furent terminées, elle alluma le réchaud et fit chauffer la bouilloire. Elle était si impatiente d’entendre le bruit des bulles. Quand elle l’entendit, elle sourit. Le sifflement de la bouilloire lui confirma son sentiment d’être chez elle, qu’enfin, ils avaient une maison à eux. Elle apporta le thé dans le séjour et ils s’assirent côte à côte sur un carton encore fermé, et l’arôme du darjeeling se mêlait à l’odeur du lilas, des jonquilles, des crocus. Soraya s’en amusait et voulait en parler mais Munir était déjà en train de réfléchir à la décoration et au mobilier qu’il fallait pour leur nouvel appartement. Soraya voulait des murs blancs et des rideaux de velours rouge. Munir aimait bien l’idée des murs blancs mais le velours rouge était un peu trop tape-à-l’œil à son goût. Du coton fin ne donnerait-il pas à l’endroit une élégance discrète ? Mais si Soraya voulait vraiment du velours, il ne s’y opposerait pas. Ce que lui voulait vraiment, c’était une table ronde. Comme ce serait formidable de s’asseoir tout autour d’une table ronde avec leurs amis, Soraya servant les plats avec adresse, tout le monde la complimentant sur sa cuisine ; et dans cette proximité, ils bavarderaient et riraient tout au long de la soirée.

Ils continuèrent à nettoyer, à déballer et à ranger leurs affaires. Soraya fit cuire un peu de riz sur le réchaud et frire des sardines en boîte avec des épices. Elle irait faire des courses le lendemain et cuisinerait un vrai plat pour célébrer leur emménagement, mais Munir ne se plaignait pas, à l’en croire, il n’avait jamais rien mangé de meilleur. Même si ce n’était que de simples sardines et du riz nature, c’était plus délicieux qu’un festin de grillades, de kebabs et de riz pilaf, et il aurait voulu en conserver le goût pour toujours. Après le repas, Soraya reprit sa broderie. Elle fit boucler le fil, l’aiguille plongeant, resurgissant, et elle fredonnait en balançant ses cheveux noirs longs jusqu’à la taille. Oh mon doux ami, joue de ta flûte de roseau, toi qui, de l’acacia, est si proche et si loin pourtant. Munir la regardait, subjugué par ses yeux de chital qui pétillaient de nouveau, comme si les œillades malveillantes et bleuâtres ne l’avaient jamais atteinte, et par les fossettes ondoyant sur ses joues, qui plongeaient et resurgissaient au rythme de l’aiguille. Soraya, soudain consciente qu’il la fixait, s’interrompit et dit : Hé ben, quel regard profond alors, tu ne m’as jamais vue ou quoi ? Sans y penser, sans même échanger un geste, ils se levèrent ensemble, et allèrent jusqu’à la fenêtre en se tenant la main pour regarder le clair de lune jouer sur la Tamise. À cet instant, entre eux, tout était rentré dans l’ordre et le Bon Dieu, et puis quoi encore ! avait disparu comme les souvenirs des autres cauchemars. Seuls les lilas, les crocus et les jonquilles paraissaient dans le pré pour les enlacer du souvenir de leur couleur. Non, avril ne serait jamais le plus cruel des mois et cette terre n’était pas une terre morte.

Le lendemain, Munir partit travailler tôt le matin. Soraya resta à la maison, déballa quelques affaires encore, accrocha la calligraphie du nom d’Allah sur le mur, juste au-dessus du manteau de la cheminée. Puis elle se souvint qu’elle devait aller faire des courses.

Devant l’ascenseur, elle se reprocha la nausée qu’elle s’était infligée la veille. Elle parvint à se convaincre que le fantôme du passé avait été finalement exorcisé, qu’elle était stupide d’avoir encore peur et que le moment était venu pour un nouveau départ. Elle appuya sur le bouton et, en quelques secondes, l’ascenseur était là et ouvrait ses portes. Elle voulait y entrer d’un pas décidé, confiante, mais elle s’arrêta net, car face à elle, dans un rouge écarlate et dégoulinant, là où se trouvaient les cœurs en mal d’amour, était écrit un message sans équivoque, infatigablement répété : CASSEZ-VOUS LES MÉTÈQUES ÇA PUE LE PAKOS ICI RENTREZ CHEZ VOUS LES BRONZÉS. Soraya resta immobile quelques secondes, comme comme si elle regardait au-delà des inscriptions pour invoquer le souvenir des fleurs. Soudain, elle entendit de nouveau les battements d’ailes des chauves-souris tout au fond des ténèbres de la caverne et le Bon Dieu, et puis quoi encore ! qui fauchait les fleurs à grands coups de serpe sauvages. Elle fit demi-tour et courut vers son appartement. Elle s’assit sur le lit, tremblant de tout son corps comme si elle était en proie à la malaria, et sa tête bourdonnait de questions, mais qui y avait-il pour écouter ses questions ? Et les réponses, s’il y avait des réponses, quel sens auraient-elles ?

Elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. De l’autre côté du fleuve, au loin, elle voyait la blancheur grandiose de Greenwich la dévisager d’un air moqueur. Sur cette rive du fleuve se trouvaient d’immenses bâtiments de verre rutilant, qui s’élançaient grotesques vers le ciel. Sur la Tamise, des péniches lourdement chargées et des bateaux à touristes allaient et venaient sur les eaux calmes. L’esprit flottant, elle s’éloigna de la fenêtre, reprit son métier à broder et fit boucler le fil, plongeant, resurgissant. Comme la tête du cerf sortait bien, comme les fleurs se balançaient toujours dans le pré. Oui, ils ne les avaient pas encore fauchées. Soraya retrouva son calme. Elle n’allait pas abandonner si facilement. Quelques graffitis ne l’arrêteraient pas, même si elle préférait être prête avant de reprendre l’ascenseur. En attendant, elle n’aurait qu’à utiliser l’escalier, ce serait fatigant mais elle n’était pas pressée. Elle prit donc l’escalier, en faisant glisser sa main gauche sur la rampe de métal, et descendit lentement, à son rythme. Dans le silence tenace, chaque tournant de la cage d’escalier, chaque nouveau palier murmurait de sinistres possibilités. C’était un soulagement de n’être accueillie que par du vide et du silence, jusqu’à ce qu’elle passe le quatorzième étage et s’engage dans le tournant du treizième. Sur le palier, un bulldog était assis face à l’escalier, comme s’il l’attendait depuis un moment déjà. Les yeux qui scrutaient entre les plis de sa face ridée étaient incontestablement tendres. C’était un animal cajolé, sans aucun doute. Elle passerait lentement à côté de lui et, si nécessaire, elle irait jusqu’à caresser la douce brute. Mais un éclair sauvage brilla soudain dans ses yeux, un éclair si familier qu’on aurait pu croire que c’était la scène de la veille au treizième étage qui se rejouait. Le bulldog commença à grogner. Soraya sentit un air glacial la ronger le long de la colonne vertébrale. Oh non, de nouveau les chauves-souris battaient des ailes. Elle entendit l’écho des murmures dans le silence de la nuit et le bulldog grommeler : Bon Dieu, et puis quoi encore ! et faucher les fleurs à coups de serpe. Bon Dieu, et puis quoi encore !

La main de Soraya ne tenait plus la rampe. Elle se retourna et remonta les marches de l’escalier quatre à quatre. Le bulldog la suivait en grognant et en chuchotant. Il y avait tant de voix maintenant, toutes à glousser, à moquer le silence, à jaillir pour lancer leur filet sur son chemin. Elle parvint à ouvrir la porte et se jeta sur son lit. Elle comprit combien ce piège était rusé, combien elle était prise dans sa toile.

Elle roula sur le lit, fit les cent pas dans l’appartement, compta le temps. Si seulement Munir était là ; ensemble, ensemble c’est sûr, ils seraient capables de faire face à la situation. Mais Munir ne reviendrait qu’à neuf heures. Soraya fouilla les cartons qui contenaient les restes de nourriture qu’ils avaient emportés. Mis à part les sardines et le riz, elle trouva quelques œufs, des patates et une poignée de lentilles. Elle devait préparer un bon repas pour lui. Elle mit toute son imagination et son savoir-faire pour faire surgir un korma parfaitement préparé, avec des œufs et des pommes de terre, elle frit aussi les lentilles dans du beurre pour faire un dhal savoureux et prépara un riz pilaf pour aller avec. Encore une heure avant neuf heures. Elle reprit sa broderie, qui était presque achevée, hormis les yeux. Mais le cerf sans yeux agitait ses bois nerveusement, il cherchait désespérément à s’enfuir, sentant peut-être la présence d’un carnivore dangereux. Mais que ferait-il sans yeux ? Soraya jeta le métier face contre terre. Elle ne pouvait plus supporter de le regarder, de regarder le cerf sans yeux, elle ne le supportait plus. Elle alla à la fenêtre observer la Tamise. Le long des eaux troubles, la pénombre couvait les rives. Elle essaya d’imaginer les fleurs, mais d’autres souvenirs dansaient déjà sur les tombes des lilas avalés par la terre morte dans laquelle ils avaient poussé. Avril est-il le plus cruel des mois ? Soraya se regarda dans le miroir. Je ne peux pas laisser Munir me voir comme ça, je ferai son bonheur, et ensemble, toujours, nous serons heureux. Elle enduit d’huile de coco ses cheveux noirs longs jusqu’à la taille, les tressa et les noua comme une jeune fille dans une mousseline de soie bleue. Comme cela allait bien avec le bleu de son sari. Munir sera content, si content ; il me dévisagera comme perdu dans un rêve. Soraya approcha ses yeux du miroir. Oui, le fardeau de la terreur devait les quitter. Elle les orna de longs traits de khôl noir charbon, tamponna de cercles carmin son front. Devait-elle aussi rougir ses lèvres ? Non, ce serait trop.

Il n’y en avait plus pour longtemps désormais, seulement quinze minutes à attendre avant que ne retentisse le son mort du dernier coup de neuf heures. C’est mieux de l’attendre à l’extérieur, près de l’ascenseur, alors elle se tient là, immobile comme un gecko, les oreilles en alerte, pour que rien ne lui échappe, pas le moindre son venu du rez-de-chaussée. Elle ne doit pas manquer le voyage auquel Munir est destiné. En dépit de son désir d’accélérer les choses, secondes et minutes meurent à petit feu partout en Soraya. Elle arpente le couloir, va d’un côté à l’autre de l’ascenseur. Le silence pèse sur elle, comme si tout le monde retenait son souffle avant l’inévitable, ce qu’il va se passer au treizième étage. Soraya entend les ailes des chauves-souris, elle voit le rouge qui dégouline ; ça va se produire quand retentira le son mort du dernier coup de neuf heures. Erratique, elle fait maintenant les cent pas en fredonnant, à bout de souffle. Elle voudrait crier pour appeler à l’aide, mais qui ici pourrait l’aider, puisque tout le monde retient son souffle en attendant que l’inévitable se produise ? Oh, Allah, il fait si chaud, tout brûle. Depuis ses cils fardés, la sueur coule noire de khôl jusqu’à ses lèvres. Je dois descendre, même si l’antichambre de la mort m’avale, je dois prévenir Munir de ce qui l’attend au treizième. Alors quand retentit le son mort du dernier coup de neuf heures, le silence est enfin rompu et Soraya entend les câbles entrer en action. La cabine bouge, oui, elle bouge, crisse, bourdonne, elle monte à un rythme constant ; à chaque seconde, de plus en plus de bruit de plus en plus distinct ; il doit en être au milieu de l’ascension maintenant ; encore quelques secondes et Munir aura passé le treizième étage et sera en sécurité à la maison. Puis soudain l’ascenseur s’arrête — c’est le treizième ou le douzième ou le quatorzième ? Cela ne fait aucune différence car il est là, perdu dans la nuit muette, comme si tout le monde était parti après la veille attentive, après que l’inévitable s’est produit. Soraya appuie sur le bouton, le câble recommence à hisser, la cabine bourdonne, murmure et grogne : Bon Dieu, et puis quoi encore ! et les gouttes de rouge dégoulinent sur la terre morte où, à grands coups de serpe sauvages, les fleurs ont été fauchées.

Traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Naudy

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